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Des flocons de sang
Siv volait avec une grosse boule de neige dans les serres, et son cimeterre au bec. La puanteur des hagsmons l’accablait, à tel point qu’elle vacilla un instant. Deux ennemis arrivaient sur elle à pleine vitesse. S’ils la coinçaient contre la falaise, elle n’avait aucune chance de s’en sortir. Mais elle bénéficiait d’un avantage : ils croyaient qu’elle tenait l’œuf au bout de ses pattes. Tant qu’ils en seraient convaincus, ils n’oseraient pas l’attaquer. Voilà qu’ils l’acculaient contre le mur de glace… Ils ne tarderaient pas à découvrir la supercherie. Soudain la nuit trembla et se flétrit. La lune et les étoiles prirent une teinte jaunâtre. Le faux œuf se mit à glisser des pattes de la reine. Ses ailes commencèrent à se replier, et son gésier se durcit. Pourtant, elle ne piquait pas dans les orties. C’était bien plus grave. Une lueur jaune ensorcelante jaillissait des yeux des hagsmons et envahissait le ciel, devenant de plus en plus vive, violente, aveuglante. Mais, tout à coup, Siv déploya ses ailes, lâcha la boule de neige, prit son cimeterre à deux pattes et fonça sur les hagsmons.
La clarté s’éteignit, chassée par le retour du blizzard tourbillonnant. Dans les flammes de mon feu, j’aperçus avec horreur les flocons de neige se colorer de rouge. Je sentis mon gésier frémir lorsqu’une aile sectionnée passa devant mes yeux. Était-elle noire, ou mouchetée ? Les flots de sang m’empêchaient de bien voir. Puis les images s’évanouirent peu à peu. Elles disparurent purement et simplement. Je battis des cils. J’étais souvent épuisé après mes visions, mais jamais je ne m’étais senti aussi affaibli. Il était temps que je retourne dans l’autre creux, auprès de cet œuf dont j’assumais la garde. Je devais oublier Siv. Cela me déchirait le gésier de l’imaginer morte, assassinée par ces hagsmons, mais seule la vie à l’intérieur de cette coquille comptait à présent. La reine me faisait confiance. Qu’elle soit morte ou vivante, je n’avais pas le droit de la trahir, même si je savais que ces plumes couvertes de sang hanteraient mes rêves pour le restant de mes jours.
Je n’allumerais plus de Feu Parlant de sitôt. Je voulais consacrer toute mon attention à l’œuf. Et j’y parvins. Chaque jour je m’arrachais des plumes de duvet sur la poitrine. Je grattais la neige pour trouver de vieilles feuilles mortes, que je séchais ensuite avant de les tasser au fond du nid. Enfin, je tâtais des rondins pourris afin de débusquer des larves bien grasses qui nourriraient le poussin après son éclosion.
Un profond calme régnait dans la forêt. C’était un silence différent de celui du N’yrthghar. On n’entendait pas le crissement des icebergs qui s’entrechoquaient, mais les arbres qui craquaient dans le vent. On rencontrait de nombreuses créatures terrestres, mais peu d’animaux volants. Cela me plaisait. J’appréciais ce climat de paix. Je me sentais loin des guerres, des démons, loin du chaos et du sang.
Je m’étais juré de ne plus utiliser mes pouvoirs avant l’éclosion. Naturellement, je ne pus résister. Je commis une fois de plus l’erreur de traquer les visions plutôt que de les laisser venir à moi. En revanche, je ne prêtai aucune attention aux messages que le feu tentait de me communiquer. Par exemple, j’ignorai la présence d’une petite tache sombre qui revenait sans cesse dans la partie la plus mouvante des flammes. Tu dois savoir, cher lecteur, que Fengo et moi avions isolé quatre parties distinctes à l’intérieur des flammes. Les images les plus nettes surgissaient toujours de celle que nous nommions la « partie pâle ».
Je savais qu’il était inutile de chercher Siv. Elle m’apparaîtrait en temps voulu. Mais ces essais ravivèrent mon intérêt pour l’étude du feu et de ses effets sur la matière. Je voulais explorer en particulier son influence sur la glace. La lame d’un cimeterre en issen blaue pouvait-elle être affinée au contact de ce que Fengo et moi appelions « l’arc jaune » de la flamme ?
Ces activités m’aideraient à passer le temps avant l’éclosion. Je n’avais pas besoin de couver l’œuf en permanence. La mousse suffisait à le garder au chaud. Ne crois pas cependant, cher lecteur, qu’il soit facile de prendre soin d’un œuf. J’en pris pleinement conscience à cette époque. Quand mes frères et sœurs étaient petits, mes parents se relayaient dans le nid. L’un chassait tandis que l’autre s’occupait des œufs ou des oisillons. Couver est à peu près aussi palpitant que regarder fondre un glaçon. En revanche, après les naissances, on ne risque plus de s’ennuyer. Les petits becs toujours ouverts réclament de la nourriture en couinant, en pépiant, en gémissant et en pleurant. Au moins, moi, je n’aurais qu’un bébé à surveiller. Cependant, prince ou pas, il réclamerait lui aussi ; il crierait, il ferait des bêtises dans le nid et, comme tous les poussins, il tenterait de s’envoler avant que ses ailes soient emplumées. Les responsabilités qui allaient être les miennes me donnaient parfois le vertige.
Néanmoins, j’étais convaincu que cet œuf, qui continuait de luire avec une intensité surprenante, renfermait un oisillon hors du commun. Le destin nous liait désormais aussi sûrement que si j’étais son véritable père. Je pressentais qu’il porterait sur ses épaules l’avenir des royaumes de chouettes et de hiboux, et que le Charbon de Hoole jouerait un rôle déterminant dans sa vie. Contrairement à moi, il posséderait assez de Ga’ pour devenir son gardien. Je croyais d’ailleurs fermement que c’était son Ga’ qui rendait l’œuf si lumineux. Un futur roi allait éclore. Il percerait sa coquille au cours de la nuit la plus longue de l’année. Je devais m’armer de patience et rester sur le qui-vive.
Sans jamais m’éloigner de l’arbre, j’allumais parfois des feux hors de mon creux, entre des rochers épars. Je faisais chaque jour de nouvelles découvertes. À Par-Delà le Par-Delà, le sol regorgeait de pépites de cuivre, d’or et d’argent. Là, il n’y avait rien de tel, et je devais me contenter de ce qui se trouvait à portée de mes serres. Je ramassais des pierres rouges dont il me semblait qu’elles contenaient du métal. Mon flagadant avait donné d’autres braises, bien sûr, mais pas aussi chaudes. Les flagadants de deuxième génération n’existent pas. Malheureusement, ces roches rougeâtres étaient très dures et, si je voulais en extraire quoi que ce soit, il me faudrait des flammes très puissantes.
Alors je réfléchis à des solutions pour augmenter la chaleur de mes feux. C’est ainsi que j’inventai un foyer spécial que j’appelai « fourneau ». Près de l’arbre, il y avait un énorme rocher qui, à la suite d’un événement cataclysmique, était si bien fendu qu’il menaçait de tomber en deux morceaux. J’étudiais cette fente depuis quelque temps. Les brises qui couraient sur le sol de la forêt semblaient s’y engouffrer pour ressortir par le sommet. Comme les courants d’air aidaient à attiser les feux, ce rocher faisait un fourneau idéal.
C’était un travail salissant, et la chaleur était accablante. Mes taches d’un blanc de neige se couvrirent de suie. Mes serres noircirent. J’abandonnai la roche dure et rouge pour poursuivre des expériences sur l’intensité des feux. J’étais à cette époque si absorbé par mon travail que je songeais rarement à lire dans les flammes. Si j’avais pris la peine de mieux les étudier, j’aurais revu cette étrange tache sombre dans le ciel.
Un beau jour, persuadé que quelqu’un m’observait en cachette, je finis par me replonger dans la contemplation des flammes. Quel ne fut pas mon choc lorsque je décelai l’image floue d’un jeune hibou grand duc ! Il était à l’instant même perché dans un grand épicéa bleu, juste derrière moi ! Je fis pivoter mon crâne et clignai des yeux d’étonnement. Il était là, juché sur une haute branche, qui me regardait. Mon gésier se pétrifia.